Le visiteur du soir (Sur une idée de Sylvie S.)

Publié le 28 Septembre 2010

 

Le visiteur du soir

 

En cette veille de Toussaint, le ciel, dans ce coin perdu de Bretagne, roulait de gros nuages noirs gorgés d'eau portés par un vent violent venu de la mer. Les mouettes en déroute voguaient sur le fil d'incessants courants, survolant une lande obscure parsemée d'ajoncs où se distinguaient, ici et là, quelques lumières falotes provenant de chaumières isolées.

 

Dans l'une d'elles, la vieille Germaine Lagadec se tenait à sa place habituelle : assise près de la cheminée où ronflait un grand feu de bûches. Toute vêtue de noir et recroquevillée sur son fauteuil à bascule, elle ressemblait à une araignée patiente pour qui le temps ne compte plus. La clarté dansante des flammes soulignait chaque sillon que le soc de quatre vingts années d'existence avait tracé sur son visage où pétillaient encore deux yeux remplis de malice et de vivacité.

 

Pour l'heure, elle observait avec un mélange d'étonnement et d'incrédulité sa descendance assise de chaque coté de la grande table en chêne qui trônait au milieu de la pièce principale. Son fils, sa belle-fille et ses deux petits enfants, repus, gardaient le silence, ils digéraient ce repas typique auquel ils n'étaient plus habitués. Elle leur avait composé un kig ar farz suivi d'un far aux pruneaux : une nourriture solide qui tient au corps pour celui qui labourait les champs ou partait en mer.

Éclairée d'une unique ampoule et baignée dans la lumière mordorée des flammes, cette scène familiale aurait pu ressembler à un Rembrandt si la fille n'avait tenu un portable et le garçon une console de jeux.

 

Elle les voyait si rarement : sitôt ses études achevées, son fils avait passé un concours administratif et avait été nommé dans une ville lointaine : c'est là qu'il avait rencontré sa femme, fleur de bitume poussée à l'ombre de grands édifices et nourrie, dès son plus jeune age, de philosophie consumériste.

Il avait peu à peu oublié ses racines, allant même jusqu'à les mépriser et en avoir honte face à ses collègues et ses nouveaux amis.

 

Si un fossé s'était creusé entre elle et son fils, c'était un gouffre infranchissable qui la séparait de ses petits enfants : Ils avaient l'air hagard de voyageurs perdus sur une terre hostile. Leurs vies semblaient dépendre des différents appareils dont ils ne se séparaient jamais et qu'ils agrippèrent encore plus fermement quand, comble de l'horreur, ils surent que leur grand-mère n'avait pas de téléviseur.

 

Cette ambiance d'après-repas où, l'estomac alourdi et l'esprit somnolent, l'on reste silencieux et pensif ramena Germaine quelques trente ans en arrière lors d'une autre réunion de famille, tragique celle-là.

Perpétuant l'ancienne tradition des histoires dites au coin du feu, elle entreprit de conter les circonstances particulières qui se déroulèrent lors de la veillée funèbre de son beau-frère.

 

-"Toi Simon, tu étais trop jeune pour te souvenir de ton oncle Fanch, mort une veille de Toussaint comme aujourd'hui, alors que tu n'avais que trois ans. On l'avait retrouvé noyé dans l'étang de Gwen Guazec suite, pensait-on, à un état d'ivresse avancé. En effet, le bruit courait que ton oncle taquinait régulièrement la bouteille depuis les circonstances mystérieuses entourant la mort du vieux Yann Tallec, son voisin.

Yann était un vieillard respecté autant que craint dans la région, on le consultait pour soigner les bêtes ou se guérir d'un mal. Il vivotait ainsi grâce aux subsides que lui laissaient les gens en remerciement car, il faut bien le dire, ses méthodes se révélaient diablement efficaces. On disait de lui qu'il pratiquait une magie d'origine celtique héritée de ses ancêtres : une connaissance transmise oralement de génération en génération afin que la famille en soit la seule détentrice.

Mais, il advint que ce fameux Yann fut le dernier rejeton de sa lignée. Pouvait-on imaginer que ce savoir ancestral serait perdu, emporté avec lui dans la tombe ?"

 

A ce stade du récit, Germaine leva la tête et sourit de satisfaction : devant elle, quatre paires d'yeux attentifs brûlaient d'en entendre davantage. L'homme reste un enfant qui adore qu'on lui raconte des histoires. Une parenthèse entre deux mondes s'était ouverte grâce à la puissance du verbe. Une bûche éclata en lançant une gerbe d'étincelles, le chat roulé en boule près du foyer entrouvrit les paupières, dévoilant ses prunelles phosphorescentes, puis repartit dans ses songes. Le tic-tac monotone de la pendule opposait sa régularité au sifflement du vent enflant dans la cheminée et aux gifles de la pluie cinglant les vitres.

 

"Plusieurs dirent l'avoir surpris écrivant dans un cahier qu'il refermait vivement en présence d'autres personnes. Y inscrivait-il tous ses secrets de peur qu'ils ne sombrent dans l'oubli après sa mort ?

J'ai dit auparavant que la population avait peur de lui malgré le bien qu'il faisait alentour. En effet, la magie Blanche est intimement liée à la Noire et il est difficile de démêler l'écheveau qui les unit. Grande est la tentation de glisser vers l'obscurité, plus accessible et séduisante, pour augmenter son pouvoir.

 

Quoi qu'il en soit, ce qu'il nota sur ces pages, nul ne le saura jamais ! Une nuit de Novembre, sa cabane s'embrasât et avec lui partirent en fumée un savoir millénaire.

 

C'est depuis cette mort tragique que ton oncle Fanch a changé d'attitude et que des ragots ont circulé sur son compte. Plusieurs personnes revenant des champs l'avaient surpris, rôdant près de la masure du guérisseur à la tombée de la nuit. Comme il avait la réputation de vivre d'expédients et de trafics, le bruit courût que la mort du vieux n'était peut-être pas accidentelle et que ses écrits n'étaient pas perdus pour tout le monde.

 

En partie à cause du climat de suspicion qui l'entourait, Fanch devint renfermé et de plus en plus méfiant. Pourtant le regard que portait sur lui les habitants du lieu ne suffisait pas à expliquer la peur grandissante qu'il ressentait.

On avait du mal à reconnaitre en lui le bravache qui fanfaronnait autrefois sur la place du village, le jour du marché. Il affichait dorénavant un air furtif, regardant toujours derrière son épaule comme s'il craignait qu'un ennemi invisible ne fonde sur lui.

 

Il évitait particulièrement la vieille fontaine de la rue du cimetière, celle où est sculpté, de manière particulièrement réaliste et terrifiante, l'Ankou, l'ouvrier de la Mort qui fauche et moissonne pour le compte de sa terrible maîtresse.

Il est dit dans une légende locale que quand un meurtrier décède, apparait à son chevet la forme redoutable chargée d'escorter l'âme pécheresse jusqu'aux portes de l'enfer.

 

Toujours est-il que Fanch se réfugia de plus en plus dans l'alcool afin d'oublier ses tourments causés, comme on le croyait alors, par le repentir ou peut-être par quelque chose de pire attaché à ses pas.

La surprise fut générale quand on vit ce mécréant remettre les pieds à l'église qu'il n'avait plus fréquentée depuis sa jeunesse. L'air penaud, il demanda à être entendu en confession par le curé. Quelques personnes étaient présentes dans l'église quand ceci se déroula. Elles furent particulièrement marquées par le visage livide du prêtre à la sortie du confessionnal, il semblait ébranlé par la noirceur des faits qu'il venait d'entendre.

 

Ton oncle devenait l'ombre de lui-même, il portait sa vie comme un fardeau de plus en plus pesant. Son existence misérable s'acheva de manière brutale dans l'étang de Gwen Guazec

A t-il mis fin à ses jours ou est-ce un accident ? personne ne peut l'affirmer.

 

Après les constats d'usage, on déposa son corps dans la chambre de sa maison. Moi et quelques autres prîmes nos dispositions pour la veillée mortuaire qui existait encore à l'époque. La toilette du mort avait été faite, nous avions déposé un cierge béni près de la dépouille et commencé notre veille de prières.

Nous étions à la fin octobre, la soirée s'avançant, nous fûmes saisis par le froid glacial qui régnait dans la pièce. D'un commun accord, nous décidâmes de nous réfugier dans la salle commune près de la cheminée où pétillait un feu généreux.

Nous laissâmes grande ouverte la porte de la chambre éclairée par la flamme tremblotante de la chandelle.

 

Petit à petit, la chaleur aidant, je vis mes compagnes sombrer dans le sommeil. je revois encore la vieille Marie, la tête rejetée en arrière et la bouche ouverte, ronflant comme un sonneur. Je tentais de résister à l'assoupissement qui me gagnait, peine perdue, mes paupières s'alourdissaient et mes yeux se fermaient inexorablement si bien que je finis par m'endormir moi aussi.

 

Je ne sais si c'est le froid ou autre chose qui m'éveilla brusquement. Le feu était presque éteint, il ne restait plus que quelques braises rougies dans l'âtre. Dans le rêve que je venais de quitter, je survolais la maison de l'oncle Fanch. Le toit ondulait, parcouru d'une vague plus sombre que la nuit. La lumière de la lune, émergeant d'un groupe de nuages, y dessinait des reflets argentés.

Je m'aperçus que ce mouvement continuel était provoqué par des centaines de corbeaux posés sur le faîte du bâtiment. Leurs croassement rauques éclatèrent brusquement à mon oreille, j'eus la sensation d'une chute vertigineuse, je me retrouvai soudainement dans mon corps courbaturé et engourdi par le froid. Les yeux grand ouverts, il me semblait que résonnait encore alentour le cri de ces oiseaux messagers de l'Erèbe.

 

Une de mes compagnes s'était éveillée. Elle paraissait figée, les yeux écarquillés comme des soucoupes comme si une vision d'horreur s'était imposée à elle.

Je suivis son regard dirigé vers la chambre où reposait l'oncle Fanch, un frisson glacial descendit le long de mon échine comme une chute d'eau glacée : sur le mur de la chambre se dessinait une ombre démesurée comme si quelqu'un s'était placé, entre la chandelle et le lit, au chevet du mort. Grande et mince, la silhouette du visiteur nocturne restait immobile, on distinguait la forme d'un chapeau recouvrant sa tête et une excroissance recourbée de forme triangulaire jaillissait de son corps comme une aile ou ...une faux.

 

L'Ankou! criai-je en me redressant.

 

Un mouvement se fit dans la chambre et la lumière fût soufflée brusquement.

Nous restâmes un long moment debout dans le noir, pétrifiées et folles de terreur, puis la peur nous précipita dans les bras l'une de l'autre où, tremblantes et gelées, nous restâmes ainsi jusqu'au lever du jour.

Les rayons du soleil dissipèrent peu à peu nos craintes. Sortant de ma torpeur, je me dirigeai lentement vers la chambre pour en avoir le cœur net : bien-sûr, il n'y avait rien. Seule la bougie éteinte témoignait de ce que nous avions cru voir pendant la nuit.

Pourtant, à l'extérieur, une autre surprise nous attendait et ce que nous vîmes nous fit étreindre plus fortement nos chapelets : De profondes ornières creusaient le sol de la cour comme si une charrette y avait stationné tout récemment !

 

 

Le récit était terminé. Un long silence plana dans la pièce avant que quelqu'un ne prit la parole. Minuit venait de sonner et la fatigue tomba sur les auditeurs de cette étrange histoire que l'attention avait, jusque là, maintenu éveillés. La famille avait encore plusieurs kilomètres de petites routes à parcourir avant de regagner le motel où des chambres leur étaient réservées. Étouffant quelques bâillements, on embrassa la vieille mam goz en la remerciant de ce charmant accueil et l'on rejoignit la voiture. Il était temps de retrouver le monde moderne.

 

Après le départ de ses enfants, Germaine regagna sa place favorite. Elle sentait que le dénouement de cette histoire était proche et que pour elle, était arrivé le moment de rendre des comptes.

 

Tout le récit était véridique, elle avait juste retranché un fait capital : L'oncle Fanch s'était bien noyé, ivre mort, mais elle avait omis de dire qu'elle-même avait participé à cette fin brutale en donnant un petit coup de pouce au destin.

Mais pourquoi donc cette tête de mule n'avait-il jamais consenti à lui montrer le cahier ? La tentation était trop forte, elle devait savoir ce qu'il contenait !

 

Elle connaissait le prix à payer pour son crime et s'y était préparée. L'heure fatidique approchait, il lui restait juste une dernière chose à accomplir avant de recevoir son visiteur.

 

~~~~~~~

 

Simon Lagadec, agrippé à son volant, scrutait la nuit, attentif à suivre la route qui disparaissait sous une brume montante venant des terres. Le reste de sa famille s'était endormi et, pour combattre le sommeil qui le gagnait, il entrouvrit sa fenêtre pour faire pénétrer un peu d'air glacé dans l'habitacle.

Arrivé à un carrefour, il dut freiner brusquement : sur sa droite surgit soudain du brouillard une vieille carriole brinquebalante et sans lumière qui grinçait des essieux. "Qu'est-que ce con foutait ici à une heure pareille ?" Il s'apprêtait à l'injurier copieusement quand une sorte d'avertissement prémonitoire le retint, lui suggérant que ce n'était peut-être pas une bonne idée.

Il crut voir la tête du conducteur se tourner vers lui et eut la sensation qu'une main glaciale lui broyait la nuque. Maitrisant peu à peu le tremblement de ses mains, il enclencha la vitesse et continua son chemin.

 

 

 

Le médecin de garde le jour de la Toussaint fut prévenu par une voisine. Arrivé sur les lieux, il constata le décès de Germaine Lagadec morte d'un arrêt cardiaque dû, vraisemblablement, à son grand âge. Elle était prostrée dans un fauteuil près de la cheminée où fumaient encore les restes d'un vieux cahier.

Quelque chose dans l'attitude du cadavre fit frissonner le docteur qui pourtant en avait vu bien d'autres : Dans ses yeux exorbités se lisait une peur atroce. Ses mains, raidies par la mort, semblaient vouloir repousser l'approche d'une horrible menace.

 

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Rédigé par Kako

Publié dans #texte personnel et nouvelles

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L
<br /> <br /> Mais quel talent !<br /> <br /> <br /> <br />
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