Traduction de Sheridan le Fanu - Dickon the devil (publié en 1872)

Publié le 18 Avril 2011

  A ma connaissance, cette nouvelle de Sheridan le Fanu n'a jamais été traduite en français. Je vous livre donc ici ma traduction amateur en espérant qu'elle comblera les aficionados de "ghost story" et de fantastique victorien. Je trouve cette nouvelle trés proche de celles de M.R.James dont j'ai également traduit quelques nouvelles sur ce blog (Voir les catégories)

 

 

                                             Dickon le diable

Il y a environ trente ans, je fus envoyé par deux vieilles riches demoiselles pour visiter une propriété dans cette partie du Lancashire qui s’étend près de la forêt de Pendle et que le livre de Mr Ainsworth « Les sorcières du Lancashire » nous a rendu si agréablement familière.

Mon travail consistait dans le partage d’un petit domaine comprenant une maison et des terres dont elles avaient co-héritées au bout de longues années.

Les quarante derniers miles de mon périple, je dus faire halte, me trouvant sur des chemins moins connus et peu fréquentés qui traversaient, comme c’est souvent le cas, des paysages pittoresques et magnifiques sublimés encore par la saison, le début de septembre, période à laquelle je faisais mon voyage.

Je n’avais encore jamais été dans cette région, on m’a dit qu’elle est maintenant moins sauvage et a donc, ainsi, perdu de sa beauté.

Au relais où je stoppai pour changer de chevaux et dîner - il était plus de cinq heures – je fus accueilli  par un vieil homme vigoureux de 65 ans, comme il me le confia, bienveillant et bavard, prêt à discourir sur n’importe quel sujet de votre choix.

J’étais curieux d’avoir des informations sur Barwyke, nom du domaine où je me rendais.

Comme il n’y avait plus d’auberge avant plusieurs miles d’ici à la propriété,  j'avais écrit à l'intendant pour qu'il m'y hébergeât, du mieux qu'il le pût, pendant une nuit.

L’aubergiste des « trois nonnes », enseigne sous laquelle il recevait les voyageurs, n’avait pas grand chose à dire.

Il y avait à peu près trente ans que le vieux Squire Bowes était mort et personne n’avait plus jamais habité là-bas excepté le jardinier et sa femme.

"Tom Wyndsour sera bientôt un aussi vieux bonhomme que moi, il est un plus grand et un peu moins en chair que je ne le suis » dit le grassouillet aubergiste.

-« Mais y avait-il des histoires qui couraient sur la maison» répétais-je « empêchant des locataires de s’y installer ? »

-« Contes de bonnes femmes qui se disaient il y a plusieurs années, Monsieur ; Je ne m’en souviens plus, j’ai tout oublié. Oh ! oui, c’est toujours ainsi quand une maison est laissée à l’abandon, les rumeurs vont bon train colportées par des têtes folles. Mais je n’ai plus entendu de racontars durant ces vingt dernières années. »

Il était vain d’essayer de lui soutirer autre chose. Pour une raison quelconque le vieux tenancier des « trois nonnes » ne voulait plus parler de Barwyke hall bien que, comme je le suspectais, il s’en souvint très bien.

Je payai mon écot et repris la route, ragaillardi par le bon accueil de cette auberge typique mais quand même un peu déçu.

Nous roulions depuis plus d’une heure quand nous traversâmes  un terrain en friche,  je savais qu’il ne restait plus qu’un quart d’heure avant d’arriver aux grilles de Barwyke hall.

La tourbière parsemée d’ajoncs fut bientôt laissée derrière nous faisant place à un paysage boisé, naturel et grandiose, qu’aucune activité humaine ne perturbait encore.

Je me penchais à la fenêtre et aperçus enfin l’objet que mon œil cherchait à voir depuis si longtemps.

Barwyke Hall était une grande maison typique à colombage de ce style ancien appelé « blanc et noir » où la charpente de chêne apparente, d’une noirceur d’ébène, contrastait avec le blanc du plâtre colmatant les interstices.

Cette maison Elisabéthaine au toit pentu, bien que située au milieu d’un parc de faible étendue, devenait imposante grâce à la taille des arbres séculaires qui l’entouraient et dont les ombres s’allongeaient sur la pelouse, à l’est, dans la lumière déclinante du soir.

Le mur ceinturant le parc, rendu foncé par l’âge, croulait par endroit sous l’assaut du lierre.

Dans l’ombre grise qui contrastait avec le rougeoiement du feuillage se tenait, dans un léger creux, un lac sombre et glacial semblant dissimuler de noir secrets.

J’avais oublié la présence d’un lac à Barwyke mais, au moment où  mon regard fut attiré par lui comme par le scintillement d’un serpent lové dans l’ombre, je sentis instinctivement sa malveillance et sus qu’il était lié à une histoire entendue dans mon enfance sur cet endroit.

Je roulais maintenant sur une allée envahie par l’herbe sous une voûte formée par les branches d’arbres vénérables dont le feuillage automnal, rouge et jaune, flamboyait dans le soleil couchant.

Nous nous arrêtâmes devant le perron, je sortis et j’eus un aperçu de la façade de la maison.

C’était une grande et triste demeure marquée des signes de l’abandon ; De grands volets de bois à l’ancienne mode obstruaient les fenêtres. L’herbe et les orties envahissaient la cour et une fine mousse striait les poutres du bois d’œuvre. Le plâtre, décoloré par le temps et les intempéries, présentait de grandes tâches roussâtres et jaunes.

La mélancolie ambiante était encore accentuée par la présence de vieux arbres qui se pressaient autour de la maison.

Je gravis les marches et observai alentour; A présent, le sombre lac se trouvait près de moi, un peu sur la gauche. De petite étendue, il s’étalait sur dix ou douze arpents et ajoutait  à la tristesse du lieu.

Une petite île s’y dressait près du centre avec deux vieux frênes, penchés l’un vers l’autre, qui reflétaient leurs silhouettes pensives dans l’eau immobile.

La seule note joyeuse dans cette scène romantique de solitude et d’abandon provenait des derniers rayons  du soleil qui réchauffaient la maison et le paysage d’une lumière écarlate.

Je sonnai, l’appel assourdi retentit lugubrement à mon oreille ; La cloche, dans le lointain, résonna comme une voix profonde et bourrue froissée d’être réveillée en sursaut après de longues années d’assoupissement.

Un vieux bonhomme rachitique, vêtu d’une veste en barracan et de guêtres,  ouvrit promptement la porte, visiblement heureux de mon arrivée.

Sa mine réjouie et son nez rouge en lame de couteau montraient clairement qu’il était adepte des plaisirs de Bacchus.

Le peu de lumière dans l’entrée se noyait dans les ténèbres environnantes du hall, élevé et spacieux qu’entourait une galerie que l’on apercevait en deux ou trois points depuis la porte ouverte.

Quasi dans l’obscurité, mon amphitryon me conduisit à travers cette grande salle jusqu’à la chambre qui m’était destinée.

Elle était vaste et lambrissée jusqu’au plafond, meublée d’un mobilier démodé et peu fonctionnel. Un tapis turc s’étalait sur le sol et des rideaux pendaient aux deux fenêtres donnant sur le lac que l’on apercevait entre le tronc des arbres qui entouraient la maison.

Il eut fallu un grand feu associé à l’idée plaisante du nez rouge de mon hôte pour chasser la mélancolie de cette pièce.

A son extrémité, une porte donnait sur la chambre à coucher. Egalement lambrissée, elle contenait un lit à colonnes entouré de lourdes draperies ainsi que des meubles, vétustes et massifs, dans le même style que ceux de l’autre pièce. La fenêtre était, elle aussi, tournée vers le lac.

Aussi sombres et tristes fussent-elles, je n’avais pas à me plaindre de leur propreté qui était méticuleuse, bien que cela ne dissipa en rien le malaise qu’elles suscitaient.

Je donnai quelques indications pour mon souper -heureux intermède attendu avec impatience- fit un peu de toilette et appelai mon ami aux guêtres et au nez rouge : Tom Wyndsour, intendant ou régisseur du domaine, afin qu’il profite de la dernière heure de jour pour faire quelques pas avec moi dans le parc.

Je forçai l’allure pour me maintenir au niveau de mon guide, vieux mais encore robuste, qui marchait à longues enjambées.

A la limite Nord du domaine, nous tombâmes sur une petite église paroissiale ancienne située au milieu des arbres.

Je l’observais, en partie cachée par le mur du parc, depuis un monticule et découvris plus bas un passage relié à la route qui nous permit de rejoindre la grille du cimetière.

La porte de l’église était ouverte. Le sacristain, qui venait juste de creuser une tombe dans le cimetière, rangeait pelle et pioche dans un réduit sous l’escalier de la tour. Ce petit bossu, malicieux et affable, fut enchanté de me faire visiter l’église.

Parmi les monuments funéraires, il y en avait un qui m’intéressait particulièrement, c’était celui dressé à la mémoire du Squire Bowes, ancien propriétaire de Barwyke dont avaient hérité mes deux vieilles demoiselles.

Il en faisait l’éloge en termes grandiloquents et informait le chrétien qu’il était mort dans le giron de l’église d’Angleterre à l’âge de soixante et onze ans.

Je lus cette inscription à la lumière des derniers rayons du soleil qui disparut, sous l’horizon, comme nous franchissions le porche.

-« Voilà trente ans qu’il est mort » dis-je en déambulant, pensif, dans le cimetière.

-« Oui Monsieur, cela a fait trente ans le 9 du mois dernier. »

-« Et quel genre d’homme était-ce ? »

-« Une bonne nature et un homme facile à vivre, Monsieur, il n’aurait pas fait de mal à une mouche » répondit Tom Wyndsour. « Il n’est pas toujours facile de deviner ce que sont les gens ni comment ils peuvent changer par la suite ; certains même peuvent devenir fou.. »

-« Vous ne pensez pas qu’il perdait l’esprit ? » demandais-je

-« Hein ? euh ! non, pas lui, Monsieur. Il était un peu fainéant, peut-être, comme beaucoup de gens âgés mais, qui diable connaît leur vraie nature. »

La description de Tom Wyndson était un peu énigmatique mais, semblable au vieux Squire Bowes, j’étais trop paresseux ce soir là pour approfondir la question.

Nous franchîmes la barrière menant à la sente étroite qui longeait le cimetière ; elle était surplombée d’ormes centenaires et, le crépuscule aidant, il y faisait de plus en plus sombre.

Nous marchions côte à côte sur la route bordée par des murets de pierres sèches quand quelque chose se précipita vers nous en zigzaguant et nous dépassa sur un rythme effréné avec un bruit semblable à un rire effrayé et chaotique.

Je vis au passage qu’il s’agissait d’une forme humaine et je puis avouer maintenant que j’en fus fort effrayé.

Cette silhouette était vêtue de blanc et je la pris tout d’abord pour un cheval descendant la route au galop.

Tom Wyndsour se retourna et suivi des yeux la forme fuyante.

-« Il est encore en vadrouille ce soir » dit-il à voix basse. « Facile de trouver un lit pour ce garçon, six pieds de tourbe sèche et de bruyère ou un coin de fossé asséché lui suffise. Il n’a plus dormi dans un lit depuis vingt ans et ne le fera jamais plus tant que l’herbe continuera à pousser. »

-« Est-il fou ? » demandais-je

-« Quelque chose comme ça, Monsieur. C’est un idiot, un lunatique. Nous l’appelons Dickon le diable car c’est pratiquement le seul mot qui sort de sa bouche. »

Il m’a semblé que ce simplet était, en quelque sorte, lié à l’histoire du Squire Bowes.

-« Oserai-je dire que des choses louches sont dites sur lui ? » suggérai-je.

 

-« Plus ou moins, Monsieur, plus ou moins. Quelques histoires circulent. »

-« Vingt ans qu’il n’a plus dormi dans une maison, cela remonte donc à la mort du Squire Bowes. » continuai-je.

-« C’est arrivé peu de temps après. » acquiesa t-il

-« Vous me raconterez tout ça ce soir après le souper, Tom, quand je serai confortablement installé pour vous écouter. »

Il ne sembla pas enchanté par mon invitation et, regardant droit devant lui tout en continuant à marcher, me dit :

 « Voyez-vous, Monsieur, la maison est calme et aucun bruit n’a couru, dans ses murs ou à l’extérieur, pour troubler sa quiétude depuis au moins dix ans.

Ma vieille femme, là-bas, a clairement affirmé son opposition à ce que l’on reparle de ces choses et pense, comme moi-même, qu’il n’est pas bon de réveiller les vieux démons. »

Il baissa la voix sur la fin de la phrase et hocha la tête significativement.

Nous atteignîmes un petit portillon, dans le mur du parc, qu’il déverrouilla. Une fois franchi, nous nous retrouvâmes sur les terres de Barwyck.

Les arbres immenses et solennels se découpant sur le ciel crépusculaire, les contours de la maison dans le lointain auxquels s’ajoutait la fatigue du voyage et de la promenade me plongèrent dans une humeur morose qui ne m’incita pas à troubler le silence dans lequel mon compagnon était plongé.

A notre arrivée, un confort relatif dissipa en partie mon malaise . Bien que la nuit ne soit pas excessivement fraîche, je fus heureux de voir qu’un bon feu pétillait dans la cheminée. Une paire de bougies, répandant leur lumière, ajoutait encore à la chaleur de la pièce.

J’envisageais également avec plaisir la table recouverte d’une nappe blanche prête pour mon souper.

Sous ces bons hospices, j’aurai bien voulu entendre le récit de Tom mais, une fois le dîner terminé, une douce somnolence m’envahit. Après avoir baillé deux ou trois fois, je décidai de ne pas lutter contre le sommeil et montai me coucher vers dix heures.

 Quand à l’épisode qui survint cette même nuit et que je conterai plus avant, je ne pris conscience de son étrangeté que beaucoup plus tard.

Le soir suivant, j’avais terminé mon travail à Barwyck.

Dès le matin, j’avais été continuellement occupé et l’accident de la nuit m’était complètement sorti de l’esprit.

 Le soir venu, je me retrouvais confortablement installé à ma petite table après un copieux souper, dégustant un bon verre de punch.

La journée avait été étouffante et j’avais ouvert en grand la fenêtre près de laquelle j’étais assis, scrutant la nuit.

Il n’y avait pas de lune et la silhouette des grands arbres entourant la maison donnait à la scène une dimension surnaturelle.

-« Tom » dis-je, comme la chaleur du punch que nous partagions commençait à me rendre volubile, « vous devez me dire qui, en dehors de vous, de votre femme ou de moi, a dormi dans la maison la nuit dernière ? »

Tom, assis près de la porte, posa son verre et me regarda de coté sans dire un mot pendant plusieurs secondes.

-« Qui a dormi dans la maison ? » répéta t-il,  appuyant sur les mots, « pas âme qui vive, Monsieur » et il me regarda soupçonneux, attendant la suite.

-« C’est très étrange » dis-je, lui rendant son regard et commençant à me sentir mal à l’aise  « Vous êtes sûr que vous n’êtes pas rentré dans ma chambre cette nuit ? »

-« Pas avant ce matin pour vous réveiller, Monsieur. Je puis vous le jurer. »

-« Hé bien, il y avait quelqu’un, je vous assure. J’étais trop fatigué pour me lever et aller vérifier mais j’ai été réveillé par un bruit comme si l’on jetait violemment sur le sol les boites en fer blanc où je rangeais mes papiers.

J’entendais un pas furtif glisser sur le plancher et une lumière brillait alors que j’étais sûr d’avoir soufflé ma bougie.

Je pensais que c’était vous qui rameniez mes habits et aviez renversé les boites par mégarde.

Quel qu’il fut, il est ressortit avec la lumière.

Je commençais à me rendormir quand, par l’ouverture du rideau au bout de mon lit, je vis une clarté sur le mur me faisant face comme si quelqu’un, avec une bougie, entrouvrait ma porte avec précaution.

Je me redressais, écartais le rideau de coté, et la vis distinctement s’ouvrir.

Elle est proche, comme vous le savez, de la tête du lit. Une main était posé sur le battant et la poussait, une main singulière et non pas comme la votre.

Permettez-moi de la regarder. »

Il me la tendit pour que je l’examine.

-« Oh non, elles n’ont rien de commun. Elle était de forme différente, plus grosse. Le majeur était rabougri et plus court que les autres comme si il avait été cassé autrefois, son ongle était recourbé comme une griffe.

Je criai « Qui est là ? », la main et la lumière se retirèrent et je n’entendis ni ne vis plus rien le restant de la nuit. »

-« C’était lui ! Aussi sûr que je vous vois » s’exclama Tom Windsour, le sang se retirant de son visage et les yeux exorbités.

-« Qui ? » demandais-je

-« Le vieux Squire Bowes ! C’était sa main que vous avez vu. Que le Seigneur nous protège. » répondit Tom. « Le doigt cassé et l’ongle courbé comme un arceau. Il est heureux qu’il n’ait pas répondu à votre appel. »

« Vous êtes venu ici pour régler les affaires des miss Dymock et il n’a jamais souhaité les voir  à Barwyk.

Il s’apprêtait à rédiger un testament en faveur de quelqu’un d’autre quand la mort le surprit. Il n’a jamais été impoli avec quiconque mais, à la vérité, il ne pouvait souffrir ces deux demoiselles. Mon esprit me soufflait que cela recommencerait quand j’ai appris que vous les représentiez et, comme vous le voyez, le résultat ne s’est pas fait attendre, il se manifeste à nouveau. »

Le punch aidant, je poussai Tom à éclaircir les allusions mystérieuses qu’il avait faites concernant les évènements qui survinrent après la mort du vieux squire.

« Le Squire Bowes de Barwyke est mort intestat comme vous le savez et les gens alentours étaient désolés, Monsieur, comme on peut l’être après la mort d’un vieil homme ayant eu une vie bien remplie. Mais, c’est dans l’ordre des choses même si l’heure vient toujours trop tôt. 

C’était un homme apprécié, jamais il ne s’est emporté à dire des mots durs et il n’aurait pas fait de mal à une mouche, ce qui rend les faits qui se manifestèrent après sa mort encore plus surprenants. »

« La première chose que les demoiselles firent quand elles vinrent sur la propriété, c’est d’acheter des parts sur les terres.

En tout état de cause, c’était une erreur de profiter de ces terrains pour leur propre compte mais, elles ne pouvaient deviner ce contre quoi elles auraient à lutter.

Bientôt les ennuis commencèrent avec le bétail. Un premier animal puis un second tombèrent malades pour finir par mourir et ainsi de suite jusqu’à ce que les pertes deviennent considérables. Peu à peu, des bruits commencèrent à courir.

Une personne puis une autre affirmèrent avoir vu le Squire, à une heure tardive, marchant sous les arbres comme il le faisait du temps de son vivant, appuyé sur son bâton. Parfois, il s’approchait des bêtes et posait gentiment sa main sur la croupe de l’une d’elle. Invariablement, celle-ci tombait malade le lendemain et mourait dans les jours qui suivaient.

Personne ne l’a jamais rencontré dans le parc ou dans les bois ni vu directement, on l’apercevait toujours au loin. Sa démarche, sa silhouette et les vêtements qu’il avait l’habitude de porter étaient bien connus de tous.

De même, on reconnaissait les animaux qu’il avait touchés à la couleur de leur robe : blanche, brune ou noir et l’on savait avec certitude quel sort les attendait.

Les voisins commencèrent à éviter le chemin d’accès du parc et plus personne ne se promena dans les bois ni ne fréquenta les abords de Barwyke. Le bétail, lui, continua à être décimé. »

« A l’époque, se trouvait un homme du nom de Thomas Pyke qui avait été le valet du vieux Squire, il était bien en place et avait, lui seul, le privilège de dormir dans la maison.

Tom était fâché d’entendre ces histoires auxquelles il ne croyait guère, principalement car il ne trouvait plus ni homme, ni garçon pour conduire les troupeaux tant les gens étaient effrayés.

Aussi, il écrivit à son frère Richard Pyke, résidant à Matlock dans le Derbyshire,  un garçon intelligent qui n’avait pas eu vent de l’histoire du vieux Squire revenu hanter son domaine.

Dick arriva et la condition du bétail s’améliora. Les gens apercevaient encore le Squire marchant entre les arbres, son bâton à la main mais, pour une raison quelconque, peut-être la présence de Dickon Pyke, il ne s’approchait plus des animaux et, se tenant à distance, regardait une heure durant, aussi immobile que le tronc des vieux arbres sous lesquels il se tenait. Puis, peu à peu, sa silhouette devenait translucide pour finir par s’estomper comme de la fumée. »

« Une nuit de novembre, Tom et son frère, les deux seules âmes vivantes de la maison, étaient couchés dans un grand lit dans le quartier des serviteurs, les portes étaient verrouillées et les barres mises.

Tom était allongé contre le mur et, comme il me le dit, aussi bien éveillé qu’en plein midi. Son frère, Dickon, dormait profondément à ses cotés. »

« Hé bien, alors que Tom reposait pensivement les yeux tournés vers la porte, il vit celle-ci s’ouvrir lentement, et qui apparut sinon le vieux Squire Bowes en personne , le visage aussi mort que quand il était dans son cercueil. »

« Le sang de Tom se figea, il ne put détacher les yeux de l’apparition et sentit que ses cheveux se dresser sur sa tête. »

« Le Squire s’approcha du lit, mit son bras sous dickon, le souleva et l’emporta vers la porte. »

« Voilà ce que vit Tom et il est prêt à le jurer devant quiconque. »

« Une fois cette scène passée, la lumière disparut soudainement et Tom se retrouva plongé dans l’obscurité la plus complète. Plus mort que vif, il resta prostré jusqu’au lever du jour. »

« Assurément, son frère Dickon avait disparu. Il n’en trouva aucune trace dans la maison et les recherches entreprises dans les environs, avec l’aide de voisins convaincus à grand peine, restèrent vaines. »

« A la fin, l’un d’entre eux pensa à l’île au milieu du lac. Le petit canot était amarré à son poste habituel, ils traversèrent sans trop d’espoir de le retrouver à cet endroit. C’est pourtant là qu’il était, recroquevillé au pied d’un des grands frênes, ayant perdu complètement la raison.

 Toutes leurs questions restèrent sans réponse, il ne savait que crier : « Bowes le diable, je l’ai vu, je l’ai vu, Bowes le diable ! »

Il était fou et le restera jusqu’à ce que Dieu sépare le bon grain de l’ivraie.

On ne put obtenir de lui qu’il dorme à nouveau sous un toit. Il erre de maison en maison tant que le jour est levé et personne n’a pris la responsabilité d’enfermer l’innocente créature dans une maison de santé.

Les gens évitent de le rencontrer après la tombée de la nuit car ils pensent que, peut être, quelque chose de bien pire l’accompagne. »

Un long silence suivi le récit de tom. Nous étions seuls dans cette grande pièce et je m’étais assis près de la fenêtre ouverte, scrutant les ténèbres extérieures.

Je crus voir quelque chose de blanc passer devant et j’entendis comme un murmure qui allait s’amplifiant pour finir en un cri discordant :

« Hoo-oo-oo !  Bowes le diable par-dessus votre épaule. Hoo-oo-oo ! Ha ! ha! ha! »

Je me levais et aperçu, à la lumière des bougies, les yeux hagards et le visage ravagé de l’idiot. Il fit brusquement volte-face et s’éloigna dans la profondeur de la nuit, chuchotant et ricanant en lui-même, élevant ses longs doigts pour en examiner le bout ainsi qu’une ‘main de gloire’.

Tom referma la fenêtre. L’histoire était close et j’avoue que je fus soulagé d’entendre, quelques instants plus tard, le bruit de sabot des chevaux dans la cour et plus encore quand, après avoir fait mes adieux à Tom, une distance de plusieurs miles me sépara de la maison délaissée de Barwyke.

Rédigé par Kako

Publié dans #Joseph Shéridan Le Fanu

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